Un Trafalgar culinaire : La cuisine française, un chef d’œuvre en péril

Published by Friday, March 4, 2011 Permalink 0
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par Jean-Philippe de Tonnac

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Michael Steinberger, La cuisine française, un chef d’œuvre en péril, traduit de l’américain par Simon Duran [Au Revoir To All That, Bloomsbury, New York, 2009], Fayard, 2011.

Qui aime bien châtie bien. Prenez la France. La Fraaaaaance !, comme disait le Général. Voilà le sujet urticant par excellence. Parmi ses thuriféraires et inconditionnels, obsédés par l’idée de ce qu’est la France en essence et assez peu en actes, les étrangers qui fréquentent ce pays, qui l’adorent tout en conservant leur distance, une sorte de regard critique, ces étrangers sont souvent les plus enragés. Pour eux les Français ne sont tout simplement pas à la hauteur de leur histoire qu’ils desservent et trahissent à l’envie. La cuisine française, un chef d’œuvre en péril, le livre de Michael Steinberger, œnologue de réputation faite, chroniqueur au The New Yorker ou au The New York Times Magazine, est des plus symptomatiques de cette façon de considérer que le haut héritage qui échoit à cette France en décomposition économique et spirituelle, c’est un peu la confiture aux cochons. Vous pouvez, si vous voulez, remplacer la confiture par ce « gâteau de foies blonds » qui a fait la gloire d’Alain Chapel (« une purée de foies de poulet et de moelle de bœuf servie avec une sauce au homard et à la crème », décrit par le critique gastronomique Craig Claiborne du New York Times comme « l’une des plus grandes gloires culinaires de la génération actuelle »), c’est la même chose. La charge est peut-être salutaire puisqu’il s’agit d’essayer de mettre la gastronomie française au défi de s’égaler une fois encore. Mais elle est cruelle aussi car elle ne pardonne aucun écart, veut crever les arrogances et les baudruches qui desservent, selon l’auteur, un héritage inestimable. Steinberger est une bête qui aime, et donc une bête féroce. Comme l’empereur Commodore défiant le général Maximus dans Gladiator, il convoque les traîtres dans l’arène après leur avoir planté une dague dans le dos.

La scène se situe à 48 heures de la désignation de la ville organisatrice des JO 2012. La presse s’est faite écho des sérieuses chances de Londres au soir d’une bataille rageuse avec Paris. Pourtant Chirac, alors président de la République, ne doute de rien. C’est la légendaire arrogance française qui exaspère notre critique gastronomique, au sommet de l’Etat comme dans les cuisines de la République. Comble de suffisance, Chirac, très en confiance, lâche devant le chancelier Gerhard Schröder et Vladimir Poutine qui les reçoit à Kaliningrad, à la veille de l’ouverture du G8 : « On ne peut pas faire confiance à des gens dont la cuisine est si mauvaise. » Schröder et Poutine pouffent, Chirac jubile. Mais il a tout faux. D’abord parce que le Comité international olympique va choisir Londres, comme on sait. Ensuite parce que, cette même année (2005),  le magazine américain Gourmet déclare que Londres est « le meilleur endroit pour manger dans le monde ». Deux ans plus tôt, Arthur Lubow affirmait dans le New York Times que l’Espagne avait supplanté la France dans la course au leadership gastronomique. Comment le président français pouvait-il être aussi mal renseigné, ou de si mauvaise foi ?

Trafalgar gastronomique. Comment en était-on arrivé là ? Pas un secteur de l’illustre cuisine française que Michael Steinberger ne montre d’un doigt rageur, gardien d’un temple dont les prêtres auraient perdu la foi. Ses prêtres, des chefs autrefois universellement admirés – pensez à François Pierre de la Varenne, Marie-Antoine Carême, Georges-Auguste Escoffier, Fernand Point, Jean et Pierre Troisgros, Alain Chapel, etc. –, étaient désormais surclassés par des cuisiniers espagnols, anglais, étasuniens qui, s’ils étaient venus souvent appendre en France, avaient décidé de s’émanciper et d’innover. Il faut citer les noms des maîtres basques et catalans de la nueva cocina comme Juan Mari Arzak, Ferran Adrià ou Martin Berasategui ; Heston Blumenthal à Bray (près de Londres) ; Thomas Keller à Yountville (Californie). Un bon gueuleton se concevait désormais à San Sebastián, Bray ou Yountville, beaucoup plus qu’à Mionnay, Roanne ou Collonges-Au-Mont-d’Or. Qu’étaient alors devenus les dieux de l’olympe culinaire français ? Selon Steinberger, ils avaient, les Bocuse, les Ducasse, déserté depuis longtemps leurs fourneaux pour se consacrer à la gouvernance de leur empire financier. « Le modèle du chef absent de sa cuisine finit par dominer la scène culinaire au cours des années 1980 et 1990, et ce fut indubitablement l’une des raisons du déclin, au tournant du siècle, non seulement de la créativité, mais peut-être aussi de la qualité de la cuisine française. (…) Contrairement à ce qu’affirmait Ducasse, l’influence d’un chef ne se mesure pas au nombre de restaurants dont il s’occupe, mais à sa capacité à susciter l’imitation de ses idées ; or, à ce compte-là, les Espagnols étaient sur le point de battre les Français à plate couture. » On sent tout le plaisir que prend le critique américain à « se faire » ces deux icônes d’une cuisine qui a gardé de son passé de gloire la suffisance et perdu son génie. Bon.

Mais la déroute était plus profonde encore. Certes, la gastronomie française avait été un nord magnétique sur la carte des restaurateurs du monde entier. Certes ce furent des chefs français, partis s’installer à New York (André Soltner, Alain Sailhac, Roger Fessaguet) ou à Londres (les frères Roux, Pierre Kofmann), qui initièrent l’éveil des peuples à la gastronomie, « mais on ne pouvait nier que la France avait dévissé ». Pour le chef new-yorkais Daniel Boulud, et pour bon nombre de ses semblables, en considérant la France « comme un passé révolu », on ne faisait que se conformer à la mentalité française elle-même : « En Espagne, nul n’est nostalgique de rien, alors qu’en France tout est nostalgie. On y est pris au piège entre la tradition et la mondialisation. » Inquiets face aux grandes mues du monde qui affectaient aussi l’univers de la restauration, des maîtres français comme Ducasse ou Rebuchon avaient même mis leurs collègues en garde contre cette tendance à innover à tout prix. Pourquoi s’en prendre à un monument universellement admiré ? En attendant, la France passait la main. Ceux qu’elle avait formés n’en faisaient désormais qu’à leur tête, reniant les figures imposées. Peut-être cette frilosité et atonie du génie culinaire français, étaient-elles à mettre en relation avec la récession économique que traversait la France et, plus sûrement, avec une crise de civilisation que Steinberger décrit de cette manière :

« Pendant des siècles, la France avait produit plus de chefs-d’œuvre littéraires, musicaux ou artistiques qu’aucune autre nation, mais ce n’était plus le cas. La littérature française paraissait atone, et son industrie cinématographique, autrefois si puissante, n’allait guère mieux. Paris avait été éclipsé comme capitale du marché de l’art par Londres et New York. C’était toujours une capitale de la mode, mais les couturiers britanniques et américains semblaient maintenant faire autant parler d’eux. Pour l’opéra et le théâtre aussi, Paris était relativement à la traîne. La vie intellectuelle française ne rayonnait plus autant à l’étranger : le système d’enseignement supérieur du pays, tant vanté, avait sombré dans la médiocrité. Même la Sorbonne était reléguée au milieu des classements universitaires internationaux, assurément incapable de rivaliser avec Harvard ou Yale. Rien de ce qui appartenait à la sphère culturelle n’était épargnée, pas même la cuisine. »

Mais le diagnostique était incomplet encore. Il ne suffisait pas de dénoncer la frilosité des maîtres français ou leur absentéisme. Plus préoccupant était certainement une dépréciation des produits sur lesquels s’était toujours appuyée la grande cuisine. Que ce soit parce qu’ils se trouvaient en concurrence avec des productions étrangères qui les reléguaient au second rang ; ou bien parce que quelque chose s’était perdu d’un savoir faire ou d’un aimer faire. Prenons le vin. L’affaire fit grand bruit. En date du 24 mai 1976, Steven Spurrier, citoyen britannique, propriétaire d’une cave à vin place de la Madeleine, rassemble des jurés français, choisis pour la sensibilité de leurs papilles et palais, et leur propose de désigner en aveugle un meilleur vin rouge et blanc parmi des millésimes nationaux et étrangers. Stupeur : leur choix se porte sur un Château Montelana 1973, un chardonnay de la Napa Valley, au nord de la baie de San Francisco, devant de très vénérables vins blancs français ; puis sur un Stag’s Leap Wine Cellars Cabernet Sauvignon 1973, coiffant au poteau deux des plus grands millésimes bordelais, un château Mouton Rothshild 1970 et un Château Haut-Brion 1970. L’histoire avait retenu cet épisode déprimant sous le nom de « Jugement de Paris ». Les mérites des vins français ne suffisaient plus à éclipser une industrie vinicole particulièrement dynamique en Californie, en Australie, en Espagne ou au Chili. Restait que l’ennemi le plus redoutable était à l’intérieur. Steinberger en désigne deux principaux. Les dirigeants français, d’abord, de droite comme de gauche, qui, pour combattre l’ alcoolisme au volant, avaient fait preuve d’un «  état d’esprit de plus en plus néo-prohibitionniste ». Résultat : des mesures gouvernementales parmi les plus rigoristes d’Europe avaient fait chuter significativement et le nombre des morts sur la route et la consommation de vin. Les Gaulois devenaient vertueux et tristes. Plus inhibant encore était l’introduction des appellations d’origine contrôlée (AOC) en 1935 qui, sensées « donner au concept de terroir force de loi », avaient en réalité fini par n’être plus le garant d’aucune qualité. John Fitzgerald Kennedy avait fait du Pétrus son vin favori. Steinberger doutait que les nouveaux dirigeants du monde ne se damnent encore pour un Château Margaux ou un Tavel.

Mauvais temps sur les terroirs français. La morosité semblait d’ailleurs également gagner les amateurs de fromages dans un pays réputé pourtant pour en posséder plus que de raison. Ce qui réjouissait ceux-ci, inquiétait autrefois le Général qui se demandait : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe deux-cents quarante-six variétés de fromage ? ». Question de bon sens, sans aucun doute, mais qui ne se posait désormais plus. Les fromages au lait cru, les vrais fromages aux yeux des connaisseurs pour qui la pasteurisation était un non sens puisqu’elle les privait de leur saveur et personnalité, étaient en voie d’extinction. « Au début des années 2000, les variétés de fromage au lait cru représentaient à peine 10% de tous les fromages produits en France, alors que la proportion avoisinaient 100% cinquante ans auparavant. » Et même le fleuron de cette patrouille fromagère de France, le camembert, dans sa version lait cru, la seule qui vaille, là aussi, personne ne pouvait garantir qu’il survivrait à la décision de Lactalis et Isigny Sainte-Mère, « deux entreprises qui totalisaient à elles seules 90% de la production, (…) de renoncer à l’appellation (…) si la réglementation ne changeait pas. » Là encore, on marchait sur la tête.

Quant aux consommateurs français, franchement, c’était des veaux. Avaient-ils soutenu le dernier Gaulois, José Bové, grand démonteur de McDo, dans son offensive contre une marque qui symbolisait, hier encore, tout ce que la civilisation gastronomique française aurait dû bouster dehors ? Oui, non : mollement. Et voilà que le géant américain, sous la férule de Denis Hennequin, s’était taillé dans le secteur de la restauration nationale un morceau de roi : la France était tout simplement devenue le deuxième marché de McDonal après les Etats-Unis. Si ! Et le critique américain de tempêter. « Si contestable que pût être la stratégie de Bové, il était difficile pour un amoureux de la cuisine française comme moi de ne pas se sentir un peu solidaire de lui. Quand on considère que McDonald est déjà une plaie dans le paysage américain, le voir lacérer le sol français, c’est comme tomber sur un peep-show au Vatican. »

Et ainsi de suite. Mais comme dans le film de Ridley Scott, même blessé à mort avant le combat, le général Maximus, devenu simple gladiateur, à la fin de l’envoi touche l’empereur et le tue. Voilà que Michael Steinberger desserre le nœud coulant et redonne un peu d’air à sa victime propitiatoire. Au fond, tout est grave, certes, mais pas tout à fait désespéré. Une nouvelle Révolution française est à l’œuvre dans les cuisines. Elle se traduit pour des chefs comme Christian Constant (Le Violon d’Ingres, Les Cocottes, rue Saint-Dominique),  Alain Senderens (Le Senderens, place de la Madeleine), Yves Camdeborde (Le Comptoir du Relais, Carrefour de l’Odéon), par le fait de s’affranchir du joug que le Michelin, « Ecritures saintes  de la gastronomie française », a fait peser sur leurs aînés, acculant certains à des situations desquelles ils n’ont su se sortir parfois que par un dernier baroud d’honneur (impossible de ne pas citer ici le suicide, le 24 février 2003, de Bernard Loiseau, terrifié à l’idée de perdre sa troisième étoile). Dans cette fronde des jeunes talents français, l’accent est résolument mis sur l’authenticité. Baptisée Bistronomie, elle peut, pour le consommateur, se traduire par ces trois simples et puissants slogans auxquels ces frondeurs semblent bien s’être ralliés : « Tout dans l’assiette » ; « Relativement peu sur la note » ; « Le chef présent dans la maison ». Un chef de retour dans sa cuisine ! Voilà qui réveillait, en effet, tous les espoirs.

Michael Steinberger, La cuisine française, un chef d’œuvre en péril, traduit de l’américain par Simon Duran [Au Revoir To All That, Bloomsbury, New York, 2009], Fayard, 2011.

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